3 ans auparavant, Lise & Morgan

Peu après sa réintégration dans les effectifs opérationnels d'Almogar, Morgan monta en orbite en tant que passagère. Quelques jours après son retour, elle trouva Lise sur la terrasse un soir.

— Il y a un message d'un certain Julien, fit celle-ci. Elle demanda d'un ton qui appelait une réponse : C'est qui ?

— Mon ex. On s'est vus l'autre jour sur la station orbitale numéro un.

— Ha ! Tu ne m'avais jamais parlé de lui.

Morgan haussa les épaules.

« C'est lui, le père d'Esmeralda ?

— Oui, c'est lui, admit simplement Morgan.

— Oh ! Et si ce n'est pas indiscret, tu l'as connu comment ?

— Il est pilote lui aussi. On s'est rencontrés en stage de formation pour le NC, on était dans le même groupe.

— C'est quoi le NC ?

— Numerus Clausus. Dans le jargon de l'Agence Spatiale Internationale, c'est le nombre des gens qui vont partir sur le vaisseau Exodus. Par extension, le NC désigne la liste des gens qui ont été sélectionnés pour partir. C'est une liste très confidentielle.

Lise haussa les sourcils. Elle scrutait le regard de Morgan avec son visage d'enfant, cette expression de candeur que Morgan aimait tant chez elle. Elle dit, rêveuse :

— Woa ! La crème de la crème, les astronautes triés sur le volet pour quitter le système solaire... Schwartz ! Je suis très impressionnée.

Morgan lui sourit avec tendresse, elle haussa les épaules :

— J'ai tiré un trait sur tout ça.

— Si je comprends bien, tu as été évincée de cette liste après l'accident, ce NC, c'est ça ? Et lui, il y est encore ?

Morgan acquiesça gravement. Lise lui passa avec tendresse une main dans le dos.

« Et ton Julien, il t'a plaquée après le crash, c'est ça ?

Morgan secoua la tête.

— Non, c'est le contraire. J'ai rompu. Et je n'y ai pas mis beaucoup de tact non plus.

— Ah ? Et il ne savait pas que tu étais enceinte ?

— Non.

— Et pourquoi tu ne lui as pas dit, après l'accident ?

Morgan haussa les épaules.

— Je ne sais pas exactement.

— Oh ! Mais, moi, je te connais bien, et je crois bien que je sais. Tu lui as fait le coup du dernier de cordée.

— Le coup du quoi ?

— C'est un grand classique. Quand tu t'es réveillée après le crash, tu t'es dit : l'espace, c'est foutu pour moi. Clouée au sol. Il restait un petit espoir, la preuve. Mais à première vue, tu t'es dit que c'était terminé. Du coup, tu t'es dit aussi : il ne faut pas que je lui dise que j'étais enceinte, il faut que je lui dise que tout est fini. Car surtout, il ne faut pas qu'il renonce au NC pour me rejoindre, ou alors il sera coincé sur Terre lui aussi. J'ai tort ?

— Non, admit Morgan. Elle fit une grimace de perplexité. C'est quoi le rapport avec une cordée ?

— Tu sais bien, une cordée de deux en montagne. Il y en a un qui dévisse. L'autre ne peut pas le remonter. Or tôt ou tard, le piton va lâcher...

— Et ?

— C'est pareil. Afin de sauver le premier de cordée, tu as tranché la corde pour te précipiter dans le vide. Tu l'as plaqué... par amour. Pour le sauver.

Morgan hocha la tête.

— C'est un peu ça.

— Et lui ?

— Il m'a remplacée par ma meilleure amie.

— Ah oui ? Et, elle non plus, je ne la connais pas ?

— Non. Elle s'appelle Natasha, elle est astronaute, c'est une spécialiste des assemblages mécaniques en apesanteur et de la soudure dans le vide. Ils vivent sur le chantier d'Exodus. Ils vont passer sur Terre dans quelque temps, je comptais les inviter.

— Et tu vas leur dire que je suis avec toi, quand tu vas me les présenter ?

Morgan hocha gravement la tête. Elles se regardèrent. Morgan n'avait encore révélé à personne qu'elle avait une liaison avec une femme. Après un silence, Lise demanda :

« Et donc, maintenant que tout va pour le mieux pour ta carrière d'astronaute, tu vas être à nouveau candidate pour Exodus ?

Morgan secoua la tête.

— Je ne crois pas.

Lise soupira.

— Tu sais, je suis capable de me rendre compte que c'est très, très important pour toi ?

Elle s'était approchée et se tenait collée à l'épaule de Morgan, qui ne bougeait plus. Lise se souvint qu'elles s'étaient embrassées la première fois, sous la Lune, juste à cet endroit. Elle continua très bas, tout près de l'oreille de Morgan, à la limite du murmure :

« Tu es une menteuse, Morgan. Tu n'as pas laissé tomber. Ça se voit. Ça se sent.

Morgan regardait la mer. Lise respira profondément.

« Les gens comme toi, Morgan, ne laissent pas tomber. Soit ils rebondissent, soit ils en crèvent. Mais quand ils ont juste pris du plomb dans l'aile, ils repartent. Cela prend un peu de temps, c'est tout. Et ce n'est pas un problème pour moi. Tous les jours, il y a des gens qui s'aiment, mais dont les routes ne faisaient que se croiser. Tu sais, élever des enfants, c'est un peu ça aussi : tu les aimes et ils t'aiment. Pourtant, ils s'en vont, parce que la vie est comme ça. Et la mort aussi. Quand tu décides que tu vivras avec quelqu'un pour toujours, c'est une illusion... car il y en aura forcément un qui enterrera l'autre.

Lise marqua une longue pause, ponctuée par le cri perçant d'une frégate qui passait au-dessus d'elles.

« Si tu dois partir, vas-y. On pleurera. Enfin, moi, je pleurerai, c'est sur. Mais, je t'en prie... ne te mens pas à toi-même, il n'y a rien de plus destructeur. Et tu n'as pas besoin de me mentir non plus. Tu me protégerais de quoi maintenant que je sais combien tu serais malheureuse si tu ne tentais pas le coup ? Je ne veux pas que tu passes le reste de tes jours à essayer de justifier un choix qu'au fond de toi tu ne voulais pas faire.

Morgan secoua la tête. Elle restait silencieuse, le regard dans le vague. Lise lui caressa le bras et reprit :

« Quand j'étais enfant, j'ai visité un zoo. Un loup dans une cage m'a marquée. Il était tout maigre et il tournait en rond comme une mécanique. J'ai vu tout de suite qu'il était fou. La forêt lui avait tant manqué qu'il ne désirait plus qu'une balle dans la tête. Il faut que tu fasses attention à toi, Morgan : ta convalescence est terminée. Tu as les étoiles dans les yeux. Il faut que tu y retournes.

Lise se réveilla vers quatre heures. Cette nuit-là, comme souvent, Morgan dormait nue et découverte. Grâce à la lumière de la lune, Lise pouvait admirer ses yeux fermés sur ses longs cils, sa bouche entrouverte, l'arête profilée de son menton, le creux sombre au-dessus de sa clavicule sous la rondeur de son épaule, ses seins comme cachés dans ses bras, l'ondulation fantastique de son flanc qui plongeait sur sa taille pour se relever en hanche, sublime montagne chocolat, puis s'évanouissait en jambe interminable. Elle regarda Morgan dormir avec la même fascination intense qui l'assaillait chaque fois, quand elle s'éveillait à ses côtés au milieu de la nuit. Elle laissait s'accorder sa respiration sur celle de la dormeuse et son cœur se mettait à battre très fort tandis qu'elle se sentait fondre de tendresse. Dire que Lise, à ces instants, trouvait Morgan belle, serait un affadissement tel de ce qu'elle ressentait, que cela perdrait son sens. Souvent, Lise en pleurait. Quelquefois, une pulsion de désir venait se greffer sur le complexe des émotions qu'elle savourait alors et parvenait en quelque sorte à polluer l'aspect avant tout sentimental et esthétique de cette expérience merveilleuse. La simplicité était en fin de compte ce qui rendait céleste cette sensation de tendresse ultime : être au calme absolu ; avoir tout son temps ; et contempler un spectacle qui aurait pu devenir banal, mais qui restait pour elle si bouleversant qu'elle ne pouvait pas s'en détacher.

Lise se leva sans faire de bruit. Le pantalon de pyjama baissé sur les chevilles, elle contempla ses mains sur ses genoux, tout ce bleu des veines. Tu n'es déjà plus qu'une vieille femme, se dit-elle avec un mélange de pitié et de tendresse, et tu voudrais être malade de jalousie. Car c'est d'un authentique désir d'exclusivité dont tu souffres. Comme si tu avais besoin d'une maladie. Comme si, quand le temps viendra, elles ne te trouveront pas. Elle éteignit la lumière et marqua une pause avant de sortir des toilettes. Debout dans l'obscurité, elle soupira, se massa le ventre, le rentra au maximum en soufflant à fond, faisant rouler la mince couche de capiton sur les muscles. C'était un signe pour se rassurer et se calmer qu'elle s'était programmé de longues années auparavant. C'était son signe le plus puissant, le plus intime. On a encore pas mal de chemin à faire ensemble, dit-elle à son corps. Fais ton travail et je ferai le mien. Elle passa boire un verre d'eau à la cuisine. Dans la maison de Morgan silencieuse et plongée dans le noir, Lise se déplaçait comme un chat, à petits pas de ses pieds nus en longeant les murs. Elle aimait à l'extrême tâtonner du bout des doigts dans l'intimité de la maison et de la nuit. Elle se servit de la mémoire de son corps pour verser l'eau dans le verre sans le faire déborder, toujours dans le noir. Puis elle passa par la chambre d'Esmeralda qui s'était mise en boule dans le coin supérieur gauche de son lit, à son habitude, comme à quatre pattes, avec ses jambes repliées sous elle, et qui bavait paisiblement dans l'oreiller. Lise tira sur le haut du pyjama pour qu'il recouvre le petit dos. Elle écouta respirer l'enfant quelques secondes. Il faut que tu dormes, se dit-elle. Elle quitta Esmeralda en prenant soin à ne pas marcher sur un jouet oublié au sol, avant de refermer la porte, d'ouvrir celle de la chambre qu'elle partageait avec Morgan où elle marcha sur la pointe des pieds jusqu'au lit. Elle s'y glissa tout en douceur. Surtout, ne pas réveiller le deuxième ange qui dort là, ne pas rompre le charme.

Elle tenta d'utiliser la magie de la contemplation de Morgan en contrepoison : la tête appuyée sur un coude, elle regarda la belle, et elle évoqua l'image qu'elle s'était fabriquée de Julien : un homme très beau, un éphèbe glabre, très jeune, très sec. Elle le visualisa, là, dans le lit, et elle fut jalouse. Sur le coup, elle ressentit le désir de bondir pour le frapper. C'était très intense et venait du plus profond. Elle ressentait en même temps une sorte de jouissance et une frayeur à faire surgir de telles puissances occultes. Alors, elle fit au mirage un énorme pénis en érection et, comme il pénétrait Morgan, celle-ci se mit à gémir, la tête en arrière, une grimace de jouissance sur son visage aux yeux fermés, le dos tendu comme un arc. Lise se mit une main sur la bouche pour ne pas crier. Elle secoua la tête pour faire partir cette vision qui avait été si intense que son cœur s'était mis à battre à tout rompre. Il lui sembla que la fantaisie avait été aussi intense que la réalité aurait pu être, et le sentiment de jalousie d'une violence inouïe, un flash qui venait du ventre, une envie de tuer qui lui faisait grincer les dents. Elle pensa : je suis folle ! Et puis elle regarda le visage de Morgan qui dormait, paisible, et elle se répondit : oui, tu es folle... d'elle. Elle laissa son cœur se calmer et puis elle invoqua Julien à nouveau : il faisait des baisers dans le cou de Morgan qui souriait aux anges, il la pénétrait de puissants coups de hanches et Morgan s'offrait, cabrée par l'extase. Lise eut alors une révélation stupéfiante : elle vit que si Morgan était heureuse, alors elle le serait aussi. En imaginant à la lumière du sien l'amour de Julien, sa jalousie fondait comme un tas de vieille neige au soleil !